Jaguar - Partie 2/6

Publié le par Sélène Alys

Peut-être devait-elle apporter les photos du jaguar à son patron. C’était vrai : rencontrer un jaguar dans les forêts de France était exceptionnel, alors pourquoi pas ? Ça ferait un bon reportage, non ? Peut-être même qu’elle aurait une prime pour des photos hors du commun.
Pourtant, cette idée la répugnait, sans savoir vraiment pourquoi. Peut-être qu’exposer un animal blessé à la vue de tous la dérangeait… Allez savoir.
Quoi qu’il en soit, si le soir même elle ne faisait pas de bonnes photos, elle allait avoir des ennuis. Le journal devait être bouclé le lendemain soir, et ses photos étaient les dernières attendues.
Elle se promenait le long d’une rivière, les yeux plongés dans les eaux tumultueuses, en se demandant quoi faire. Qu’est-ce que Bob, le journaliste avec lequel elle travaillait, pouvait bien attendre d’elle, cette fois-ci ? D’habitude, il lui donnait des directives, comme chercher des écureuils, des rouges-gorges, etc. Cette fois-ci, il l’avait laissée seule. Peut-être pour voir si elle était capable de trouver elle-même un bon sujet d’article… mais elle n’était pas journaliste, elle n’avait pas besoin de savoir faire ça !
En soupirant, elle attrapa un caillou et le lança dans l’eau. La beauté du courant lui fit prendre une photo. Si elle ne trouvait pas un sujet de reportage, au moins elle pourrait se souvenir des merveilles vues dans cette forêt.
-Bonjour.
Au son de cette voix, elle sursauta si fort qu’elle faillit tomber à l’eau. Une main lui saisi le bras et la tira vers la rive. Avec reconnaissance, elle remercia l’inconnu, les mains serrées sur son appareil photo de crainte rétrospective.
-Ne me remerciez pas. C’est moi qui vous ai effrayée.
Il avait un joli sourire, un peu inquiétant pourtant… comme un prédateur. Instinctivement, elle recula d’un pas… et faillit retomber à l’eau.
-Vous feriez mieux de vous éloigner de cette rivière, dit l’inconnu avec une lueur d’amusement dans ses yeux ambrés. Je n’ai pas envie de devoir plonger pour vous sauver.
Elle jeta un œil inquiet vers l’onde. Effectivement, elle aurait du mal à nager dans un courant aussi fort…
-Désolé, s’entendit-elle dire sans vraiment savoir pourquoi.
L’homme recula un peu, et elle s’éloigna du courant.
-Excusez-moi si je vous ai fait peur, dit-il en s’inclinant légèrement vers elle. Ce n’était pas mon intention.
Il sourit de nouveau, et cette fois-ci, il y avait un peu de chaleur dans ce sourire.
-Ce n’est pas grave, marmonna-t-elle distraitement.
Toute son attention était portée sur les yeux de l’inconnu, dont la couleur lui rappelait le jaguar de la veille, et qu’elle n’avait encore jamais vu sur un homme.
Il s’assit à même le sol et étendit les jambes devant lui, le visage tourné vers le soleil. Lorsqu’il ferma les yeux pour profiter de la chaleur de l’astre du jour, elle reprit ses esprits et s’assit à bonne distance.
Se retrouver seule en forêt avec un inconnu qui la mettait mal à l’aise lui paraissait aujourd’hui plus dangereux que se retrouver face à  un jaguar…
-Vous êtes photographe, demanda-t-il, les yeux toujours fermé.
-Pourquoi ?
-Parce que vous avez un appareil très perfectionné. Je n’ai jamais vu un amateur avec une telle machine.
-La plupart des gens ne savent pas s’en servir, c’est vrai, répondit-elle.
-Donc vous êtes bien une professionnelle ?
-Oui.
Elle commençait à se détendre.
-Je travail pour un journal local. Ils veulent des photos de nature, alors…
-Le fond de la rivière les intéresse ?
Elle rougit.
-Non. Ca, c’est pour moi… j’aime ce genre de photos… ça me rappelle que la nature est toujours plus forte que nous.
Il eut un sourire ravi. Il semblait du même avis qu’elle.
Soudain, il se plia en deux, les mains serrées sur son ventre, les traits crispés. Sans réfléchir, elle se redressa, s’approcha de lui et, une main sur son épaule, lui demanda si tout allait bien, et ce qu’elle pouvait faire pour l’aider.
-Rien, répondit-il une fois la douleur passée. Ça partira tout seul.
De nouveau détendu, il lui adressa un sourire chaleureux et se redressa, dégageant discrètement son épaule.
-J’ai entendu dire qu’il  y avait un fauve dans cette forêt. Je me demandais si vous l’aviez croisé.
-Un fauve ?
-Oui. Une grande bête noire, acquiesça l’homme. C’est pour ça que je vous aie abordée, en fait… Si c’est vrai, c’est dangereux pour vous de rester dans cette forêt.
Croyant à une forme de drague inusitée, elle répliqua, acerbe :
-Je suis habituée à être seule dans les forêts. Quand à cette bête, oui, je l’ai croisée, et elle ne m’a fait aucun mal. Elle était magnifique… ajouta-t-elle pour elle-même, une lueur d’admiration dans le regard.
Les yeux perdus dans le vide de ses souvenirs, elle ne vit pas le petit sourire entendu de l’inconnu.
-Vous ne deviez pas être à son goût en ce cas.
Elle le foudroya du regard.
-Non. Il était blessé.
-Les animaux blessés sont souvent dangereux, mademoiselle. Surtout les fauves.
Elle haussa les épaules, indifférente. Elle commençait à peine à réaliser à quel point cette rencontre avec ce jaguar avait été merveilleuse, malgré ses blessures et sa disparition.
-Peut-être. Celui-ci m’a laissé tranquille en tout cas. Il a été soigné et il n’a fait de mal à personne. C’est tout ce qui compte.
Sans qu’elle s’y attende, l’homme lui pris le menton entre les mains et tourna son visage vers lui. Il planta son regard dans le sien et dit doucement :
-En ce cas, il doit vous être reconnaissant pour ce que vous lui avait fait.
Alors seulement, elle réalisa que l’inconnu avait une voix grave et profonde, plus qu’aucune voix qu’elle n’avait jamais entendu auparavant. Une voix que l’on ne pouvait pas oublier. Une voix chargée de mystère, de sauvagerie, et aussi étrange que ca puisse paraitre, de douceur…
Mais, le temps qu’elle le réalise, il avait disparu.
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Un coup de feu dans la nuit, des oiseaux qui s’envolent à tir d’ailes, un bruit de course…
Sonia lâcha son appareil photo et se mit à courir en direction du bruit. Un fusil. Elle avait reconnu le bruit d’un fusil. Et la période de la chasse n’avait pas encore commencée.  Il était interdit de chasser. Elle détestait les chasseurs.
Elle s’arrêta net et repris son appareil photo en main. Avec une photo des chasseurs, elle pourrait les faire arrêter pour chasse illicite.
Elle avança prudemment en direction des bruits de conversation. Des rires gras et fiers. Ils avaient eut quelque chose, et ils en étaient contents.
Cachée derrière un tronc d’arbre et des buissons bien fournis, elle pointa son appareil et cliqua. Après seulement, elle vit ce qu’ils avaient attrapé.
Le jaguar était à leur pied, à peine remis de ses blessures et de nouveau la fourrure en sang. Il respirait vite et fort. Il grognait, les yeux mis clos.
Elle ne savait pas quoi faire. S’élancer pour protéger le jaguar ? Appeler la police ? Quoi qu’il arrive, le félin serait mort d’ici peu…
Alors, il se passa une chose prodigieuse.
Sous ses yeux, et sous les yeux ahuris des chasseurs, la fourrure du jaguar se mit à frémir, comme s’il y avait un infime souffle de vent, ou encore une colonie de fourmis sur lui… Il y eut dans l’air une chose indéfinissable, comme des picotements sur la peau, comme un murmure dans la nuit…
L’instant d’après, sans même avoir vu la transition, se tenait devant eux, en appui sur ses bras, un homme. Il se redressa lentement, une main sur son flanc ensanglanté. Il tourna la tête vers les chasseurs qui, les mains crispées sur leur fusil, continuaient à le braquer. Puis, comme l’homme faisait mine de se lever, ils partirent en courant, terrorisés.
Elle fit de même.
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Recroquevillée sous sa couette, elle tremblait encore. Pendant tout le temps de sa fuite, elle avait eut l’impression d’être poursuivi, non pas physiquement mais d’avoir comme un regard posé sur elle, qui ne la quittait pas. Maintenant encore, elle avait l’impression d’être le centre d’intérêt d’une chose qu’elle ne connaissait pas.
Elle ne pouvait pas dormir. Dès qu’elle fermait les yeux, elle voyait ce jaguar blessé, cet homme en sang… Dès qu’elle s’allongeait, elle avait l’impression d’un souffle chaud sur sa gorge, d’un grondement dans ses oreilles, de dent sur sa chaire…
Elle avait allumées toutes les lumières et s’était rencognée dans le coin le plus éloignée de  la porte d’entrée.
Elle essayait de se raisonner. Il n’y avait rien. Il ne pouvait rien y avoir.
D’un autre coté, il n’y aurait pas du avoir un homme à la place d’un jaguar…
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Quand son réveil sonna le lendemain matin, elle n’avait toujours pas bougé ni dormi, et poussa un cri lorsque la sonnerie retentit. Elle fit un effort sur elle-même pour lâcher sa couette, piètre rempart aux crocs d’un jaguar, et aller se préparer à se rendre au journal. Elle allait se faire engueuler par son patron. Elle n’avait toujours pas trouvées de photos valables…
Elle alluma son poste de télévision pour faire un bruit de fond et, peut-être, cesser d’entendre les grondements félins qui emplissaient ses oreilles depuis la veille.
Entre deux informations, une nouvelle la glaça d’effroi.
Dans une forêt du Sud de la France avait été retrouvés les corps de deux chasseurs. Le décès datait de la nuit même. Il avaient été égorgés par un animal sauvage… les traces de morsures sur leur corps ne laissaient aucun doute.
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Encore sous le choc de la nouvelle, elle entra dans les locaux du journal en état second. Elle en oublia de saluer les gens qu’elle croisait, et ne reconnut même pas le rédacteur en chef dans l’ascenseur. Elle se rendit dans son bureau comme un automate et transféra la carte de son appareil photo dans son ordinateur. Comme s’il y avait quelque chose à voir…
Il fallait qu’elle se concentre. Peut-être que dans ses dernières photos il y aurait quelque chose d’utilisable. Pas le jaguar, non. Y penser suffisait à la faire frissonner et sentir le souffle chaud de prédateur dans sa nuque. Elle était parvenue à photographier des écureuils, non ? Pour cette fois, ca suffirait !
Elle essaya de se focaliser sur son ordinateur et y parvint, jusqu’à la dernière photo… qui lui fit faire un bond en arrière et fit glisser sa chaise roulante contre le mur.
Le souffle court, elle se rapprocha de l’ordinateur comme d’un chien dangereux, les yeux grands ouverts.
Elle avait du appuyer sur le bouton par réflexe. Même si elle l’avait voulu, elle n’aurait pas pu faire une photo pareille…
La porte de son bureau s’ouvrit soudainement et lui fit faire un bond et accélérer son cœur.
-Sonia, un visiteur pour toi, lui dit-on.
Elle acquiesça et baissa les yeux vers la photo.
Personne n’y croirait…
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Lorsqu’il entra, elle le reconnut de suite. L’homme de la veille, l’homme au regard ambré, l’homme de la photo qu’elle avait sous les yeux. En le détaillant un peu mieux, elle remarqua qu’il avait les traits durs d’un homme qui a vécu beaucoup de chose inavouables. Sur ses avant-bras nus, elle pouvait voir de multiples petites cicatrices, comme des griffes de chats mais dans un nombre incalculable. Sur son front et près de ses oreilles, il y avait le même type de marques. Ses cheveux noirs étaient coupés court, comme s’ils le gênaient.
Contrairement à la plupart des visiteurs, il ne s’assît pas face à elle. Au contraire, il resta debout à la surplomber. L’intensité de son regard la mettait mal à l’aise. Contrairement à l’unique fois où il lui avait parlé, il ne souriait pas et ne semblait pas vouloir le faire. La dureté de ses traits renforçait l’impression d’implacabilité qu’il dégageait.
-Monsieur ? demanda-t-elle poliment, comme s’il ne la troublait pas du tout.
En cet instant, elle avait oublié le souffle chaud dans son cou. Non, elle avait l’impression que le prédateur qui la guettait depuis la veille était devant elle, prêt à bondir.
-Je sais que vous avez pris au moins une photo, hier soir, annonça-t-il sans préambule. J’entends m’assurer que vous n’allez pas les utiliser. Plus que tout, j’entends les faire définitivement disparaitre. Inutile d’essayer d’en faire des copies sur votre ordinateur, d’ailleurs. Je vérifierais avant de partir qu’il n’y a plus rien me concernant ici.
Il se tut, comme s’il ne faisait aucun doute qu’elle allait obtempérer.
-Comment pouvez-vous être sur que j’ai pris des photos hier soir ? Comment pouvez-vous savoir que j’étais là ?
Nier n’aurais servit à rien. Gagner du temps pour réfléchir, en revanche…
-Je vous ai sentie, mademoiselle. Je vous ai entendu. J’ai croisé votre regard au moment où vous avez fait demi-tour pour vous enfuir. Vous avez eu de la chance que ma priorité ai été les chasseurs. Sinon c’est vous que j’aurais coursée.
-Vous les avez tués…
Il acquiesça en silence.
-Après ce qu’ils avaient vu, je ne pouvais pas les laisser en vie.
-Et moi ? s’entendit-elle demander d’une petite voix.
Elle se rendait compte qu’elle avait les yeux écarquillés par la peur, et elle s’en fichait. Elle était trop terrifiée…
-Si j’avais voulu vous tuer, ce serait déjà fait.
-Pourquoi …? demanda-t-elle, le souffle court.
-Parce que vous n’avez pas vraiment vu, mademoiselle. Et surtout, parce que vous m’avez sauvée la vie. Je peux vous le dire parce que personne ne vous croirait : lorsque vous m’avez amené à votre ami vétérinaire, vous m’avez sauvé. J’étais trop gravement blessé pour pouvoir me métamorphoser. A vrai dire, je n’en ai pas eut le temps.
-Mais… cette nuit… ?
-Cette nuit je n’ai pas perdu connaissance, contrairement à la fois précédente.
Il posa les mains sur la table et se pencha vers elle sans la quitter des yeux. Un véritable prédateur…
-Faites disparaitre ces photos, mademoiselle. S’il vous plait. Vous me rendriez un service incommensurable.
Le regard de Sonia passa de l’homme debout devant elle à la photo toujours affichée sur son écran. Comment penser qu’il s’agisse de la même personne ? Sur cette photo, on avait l’impression qu’il perdait ses poils, comme en pleine mue, ses mains ressemblaient plus à des griffes, son nez hésitait entre la truffe d’un jaguar et une apparence humaine, sa bouche grande ouverte sur un cri muet était garnie de crocs à la longueur exagérée.
-D’accord, finit-elle par dire. Mais à une condition ! Emmenez-moi la prochaine fois que vous allez en forêt, ou que vous vous transformez.
Elle continua à toute vitesse, effrayée par sa propre témérité :
-Je suppose que vous connaissez bien la forêt, la nature, et tout ça… Je suis photographe, mais je n’arrive pas à me fondre dans le décor… Peut-être qu’avec vous j’arriverais à faire de bonnes photos… Pas de vous ! De la nature… Des animaux… De…
Elle se tut, à la fois émerveillée par la couleur des yeux de l’homme et terrorisée par leur expression.  S’il le voulait, il pourrait la tuer comme il avait tués les chasseurs.
Une petite voix au fond de son esprit lui rappela qu’elle devrait plutôt appeler la police et le dénoncer pour meurtre, mais qui croirait son histoire ? Même avec cette photo. On penserait qu’il s’agit d’un montage.
-D’accord, finit-il par répondre. Ce soir, venez près de la rivière où nous nous sommes rencontrés. Je trouverais le moyen de vous faire faire de belles photos nocturnes. Mais n’espérez pas que ca ce reproduise trop souvent. Je ne suis pas un guide forestier. Si je ne vous devais pas la vie, j’aurais simplement refusé.
Elle hocha la tête en signe de compréhension.
-Maintenant, montrez-moi ces photos et supprimez-les, s’il vous plait.
Il contourna le bureau et vint se placer derrière elle, les bras croisés, en attente. Elle se sentit instantanément mal à l’aise. Cet homme était dangereux, et elle lui tournait le dos… Mais ils venaient de passer un marché, peut-être ne craignait-elle rien. Peut-être…
Tant qu’elle faisait ce qu’il voulait.

 

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